Nuit blanche

Le noir envahit tout. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, je cherche désespérément un point d’éclairci, une lueur qui brillerait à travers le volet mal fermé, sous la porte close… mais rien. Tout est noir et les yeux grands ouverts, je ne vois pas la moindre lueur d’espoir.

Autrefois, j’écrivais souvent la nuit. Je me réveillais, les idées vagabondaient puis une en particulier me saisissait et je devais l’écrire. J’ai passé beaucoup de nuits blanches à écrire.

Et puis, la muse m’a quittée, l’inspiration s’est tarie… J’ai cessé de me réveiller la nuit pour ça. J’ai arrêté d’être écrivaine, je me suis dit que ce n’était plus pour moi. Mais en y réfléchissant, j’ai arrêté beaucoup de choses à ce moment-là. Tout ce qui me bouffait, il est vrai, j’en avais besoin, mais aussi des tas de trucs qui m’avaient pourtant fait du bien…

J’ai eu un autre grand projet. J’ai toujours fonctionné comme ça, par « grand projet ». Cela impliquait tellement d’investissement, mes grands projets, de cela me bouffait tout : le temps, l’énergie, les pensées. Je me retrouvais, monomaniaque, à ne faire plus qu’une chose, dans un seul but… Et je n’y arrivais jamais assez. Trop idéalisé, vite fatiguée, je n’avais pas d’alternative.

Depuis presque deux ans, je suis dans un nouveau projet… et me voilà, pour une nuit encore, dans le noir.

J’ai trente-cinq ans, dans quelques mois, j’ajouterai une bougie sur mon gâteau et où en suis-je ? J’ai une famille, j’ai fait des tas de trucs de ma vie… et j’ai l’impression de n’avoir rien au final, je marche sur du sable gorgé d’eau, petit à petit, je m’y enfonce.

Je suis cyclothymique : je passe d’un enthousiasme débordant à des moments de désespoir. Je le sais, je dois m’en sortir, attendre que ça passe. Bientôt, ça ira mieux. Bientôt, je serai à nouveau combattive, à nouveau, j’aurais envie de me lever, d’aller me battre pour mon projet. Mais quand ?

Ce projet, c’était pour apporter de la stabilité à ma famille, à ma vie, pour soulager mon compagnon qui supportait depuis des années à lui seul notre train de vie. « Train de vie » est un bien grand mot, depuis longtemps, les aides de l’état étaient plus importantes que ces revenus à lui, qui déclinaient. Mais je trouvais ma vie vide et sans intérêt. Je n’écrivais plus, je passais mes journées à ne rien faire d’intellectuellement réjouissant, il me fallait un « nouveau grand projet ».

Un jour, je me suis dit que j’allais trouver du travail, que j’allais passer un concours. Au bout d’un an à bosser, je l’ai eu. Ce n’était pas gagné, ce n’était pas agréable, mais je l’ai eu. J’ai commencé à bosser, à me noyer. Du moins je le croyais. En fait, je me noyais depuis longtemps. Depuis le jour où j’avais cessé de créer. Étudier, lire des bouquins, recracher des textes, ça permet d’éviter de penser, de penser réellement. Et c’est ce qu’il me fallait sans doute.

J’arrive à presque la moitié de ma vie et je n’ai pas encore eu de boulot fixe. Je suis passée par le concours car c’était un moyen d’éviter les entretiens d’embauche, la concurrence du privé. Je ne suis pas quelqu’un d’agréable au premier abord. Je peux donner le change, certes, mais cela me coute énormément d’énergie. Parler pour ne rien dire, être agréable juste pour paraitre, si je n’y vois pas d’intérêt autre que le paraitre, je ne peux pas. Je n’ai jamais eu d’emploi fixe, je n’ai été salariée qu’une seule fois : étudiante, je gardais des enfants. Je n’étais pas dans une entreprise, j’étais assez libre dans mon travail.

L’argent est le nerf de la guerre… mais en fait, je m’en fiche. Oui, tous les mois le salaire tombe. Bien plus important que ce que nous avions avant. Mais est-ce que cela fait une différence ? Pour moi qui aie toujours géré les comptes, non, je ne trouve pas. Certes, il y a plus sur le compte à la fin du mois, certes, nous n’avons plus à compter chaque centime et à traquer les promotions pour gagner un peu d’argent… Je n’aurais plus le temps de toute manière : mine de rien, je faisais beaucoup plus de choses à la maison, quand je ne travaillais pas.

Mais je me rends compte que je ne peux pas continuer comme ça : un grand projet, ça finit toujours par retomber. Parce que l’enthousiasme ne dure pas, que la fatigue me prend et que la reconnaissance ne vient pas.

C’est évidemment ça qui me choque le plus : la reconnaissance, le mérite. Ai-je mérité quelque chose ? J’ai bossé toute ma vie, mais pas au sens rémunérateur : j’ai bossé à tenir mon foyer, à élever mes enfants, à créer des entreprises, à passer des nuits blanches pour mes grands projets, à y laisser un temps considérable. Mais jamais la reconnaissance n’est venue, pire que ça, jamais l’argent n’a suivi. Car c’est bien le nerf de la guerre : si, après tout le temps et l’énergie investie, l’argent venait, si je pouvais en vivre, je pensais que je pourrais continuer.

C’est ce qui a toujours fini par m’épuiser, avant, le fait que j’avais beau me démener comme une diablesse, au final, je n’avais ni reconnaissance, ni moyens financiers. Au bout d’un moment, on jette l’éponge pour ne pas perdre la boule.

Mais là, l’argent est là… il tombe tous les mois. L’incertitude par contre, puisque je ne suis pas titularisée, puisque je suis en période d’essai, stagiaire virable à merci, et la reconnaissance, non. Et je pense que c’est ce qui me manque : la certitude et la reconnaissance. On ne voit pas mes efforts, on m’assomme, on me dit que je ne suis pas faite pour ça, que je ne corresponds pas à une image qu’ils veulent de moi. C’est l’incertitude qui me tue, finalement. J’ai passé presque vingt ans de ma vie dans l’incertitude, et je n’en peux plus. J’aimerais juste que ça cesse…

3 réflexions au sujet de « Nuit blanche »

  1. Pas facile de se projeter dans ces conditions. Pourtant, l’incertitude est partout, même si on ne s’en rend pas compte.
    On n’est certain que de l’instant, et encore.
    L’impermanence. Plus générale, elle prétend que rien ne reste identique à soi même. Tout change, rien ne reste tel quel. Le sachant, on ne la subit plus, on l’intègre dans son paysage mental, on s’y prépare, même si parfois, ou souvent…

  2. Bonjour, après une recherche sur une pâte à crêpe à base de farine de lupin je tombe sur ton article. Et c’est drôle parcequ on a le même âge et la même lassitude si je puis dire. Même si tu dis que la muse t’a quitté j’ai pris beaucoup de plaisir à te lire. Et aussi ton tableau, la reproduction de Raphaël est très jolie 😉

Répondre à Stephanie Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *