Il fait beau, un peu frais, mais le soleil est là, le ciel est bleu. Si j’y portais un peu mon attention, j’entendrais le chant des oiseaux. Je soupçonne une mésange charbonnière, bien que je n’en ai pas vu la queue et que mes connaissances en la matière se limitent à être sûre du fait que lorsque j’entends une mouette, c’est bien une mouette (alors qu’il s’agit en fait d’un goéland, mais tout le monde dit mouette, je le dit par mimétisme social). Le confinement a eu pour effet de m’interroger sur le chant des oiseaux que je ne vois pas.
C’est un peu comme ce virus, qu’on ne voit pas, ces malades dont les chiffres s’accumulent, ces morts qui font peur, mais qu’on ne voit pas. Je vois les gens passer dans la rue , chaque jour un peu plus nombreux. Au début, s’il passait une voiture et deux piétons à l’heure, c’était un maximum. Mais les véhicules sont de plus en plus nombreux, au point qu’il m’arrive de penser qu’il s’agit d’un jour normal. Les piétons aussi sont plus présents, comme si on avait oublié la peur des premiers jours, comme si on réalisait que le confinement n’empêche pas de sortir, ni de vivre. Et on oublie chaque jour un peu plus le danger, on pense s’en éloigner, se rapprocher de la fin, du retour à la normale.
Ce n’est qu’une illusion. La planète continue de tourner, le Soleil de se lever et de briller, quelque soit la situation sur Terre. On pense toujours qu’un jour triste ne peut être ensoleillé et que si le mariage est pluvieux, il sera forcément heureux. Comme si les astres avaient une influence sur nos émotions, sur les dangers ou les bonheurs qui nous entourent.
J’y pensais l’autre jour en allant au jardin. Il fait beau, frais, mais très beau. La terre est un peu sèche, comme elle l’est depuis longtemps, comme elle l’était l’année dernière au même moment. Lorsque nous avons planté des fleurs pour la première fois sur le terrain. Le lendemain de la mort de ma grand-mère. C’était un jour triste, il faisait froid et le ciel était gris. Un an après, le ciel est beau, bleu, la vie va, personne n’est malade, personne n’est mort depuis des mois. Tout va bien. C’est forcément lié.
Ça ne l’est pas. La terre n’est pas cruelle de nous offrir des floraisons, le ciel n’est pas ironique de resplendir comme un mois d’août alors que nous voyons nos proches malades, lutter, mourir. Tout comme ils ne comprennent pas notre tristesse lorsqu’ils nous accompagnent par leur froid et leur pluie. Car pour nous, le temps s’arrête, on ne sait plus quoi faire, quoi dire. On attend les nouvelles, la suite. Mais le monde continue. Celui-ci aura une journée de travail normal, ennuyeuse, l’autre vivra le plus beau jour de sa vie, pour l’un le temps passera trop vite et le dernier trouvera la journée interminable. Les drames et les joies de nos vies ne concernent que nous.
Nous les partageons parfois, parce que l’émotion est trop forte. Mais recevons-nous réellement ce que nous attendons ? On voudrait que le monde entier soit aussi triste que nous, on ne reçoit que des condoléances, sincères (réellement ou pas). Nous imprimons nos émotions, nos pensées, au monde qui nous entoure, mais ce n’est que ça : une impression.
Je pars bien loin. Je me dis que la journée d’hier sera la même que celle de demain. Que j’ai de la chance, que la maladie est bien loin. Dans ces conditions, oui, revenir à la normale semble ce qu’il faut faire. Mais je viens d’apprendre que derrière chez moi, quatre personnes sont mortes, emportées en quelques jours. Des gens que je n’ai jamais vu, jamais croisés, dont les noms ne m’évoquent rien. La maladie s’est rapprochée. Bien sûr, je n’en ai pas peur. Je me protège, je reste chez moi, je tourne en rond et me dit que retourner travailler serait certainement plus utile. Et il me faut un effort énorme pour comprendre que ce n’est pas le cas.
Je n’ai jamais été jusqu’au bout de La Peste de Camus. Je me souviens juste qu’il décrit des rues vides où tout semble s’être arrêté. Puis qu’au bout d’un moment, les gens, habitués, se sont remis à vivre normalement parce que la maladie n’était pas visible, que n’ayant pas été touché, on n’en avait plus peur. C’est peut-être une réinvention, je ne l’ai lu qu’une fois, d’un œil distrait, il y a longtemps. Mais j’ai l’impression qu’on en est là : la lassitude, le manque d’ennemi clairement identifiable (les terroristes, les pédophiles, le grand méchant loup), on se lasse de cette histoire et on retombe dans nos habitudes et nos travers. Car on ne peut pas avoir tout le temps peur, on veut résister, on veut continuer à vivre et qu’on ne vit vraiment que lorsqu’on a repris ses habitudes, rassurantes. Parce que nos esprits, paresseux, se refusent à accepter qu’en restant enfermés, qu’en respectant des gestes trop simples, on puisse vaincre. Il nous faut de l’action, du sensationnel, comme dans les romans ou les films. Or, tout n’est que banalité. Et le plus dur est là : lutter sans cesse contre soi-même pour ne pas retomber dans les habitudes d’une vie normale où la maladie n’existerait plus, oubliée. Et accepter qu’en ne faisant rien, on fait quand même quelque chose.